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La récente restauration en 4k de Millennium Mambo de Hou Hsia Hsien, pionnier et porte-étendard de la Nouvelle Vague taïwanaise, a donné lieu à une nouvelle sortie en salle et donc à la possibilité d’une découverte ou redécouverte sur grand écran de ce film tourné en 2001.
Le Cinéma Moderne, qui a habitué le public montréalais ces dernières années à une savante concoction faite d’incongruités, de sorties et restaurations attendues et de classiques rassembleurs, n’allait bien sûr pas manquer le rendez-vous.
On se pose donc dans l’intime salle de projection du Mile-End, puis dans la disposition contemplative requise, une pinte -ou pas- de gose à la goyave en main, cueillie au café-bar. Les téléphones et les conversations animées s’éteignent doucement. Suit alors la présentation, aussi habituelle que brève et sympathique, du directeur de la programmation, qui nous met l’eau à la bouche tout en installant discrètement et sans prétention un climat de cinéphilie. Il nous remercie -on le remercie de nous remercier- d’avoir répondu à l’appel et de nous être déplacés pour visionner en salle ce film que lui-même n’avait eu l’occasion de voir que sur VHS, c’est-à-dire dans un lointain passé technologique.
C’est vrai qu’un film est bien souvent transfiguré par les conditions de projection et que c’est un privilège de pouvoir faire la rencontre sur grand écran d’œuvres reléguées aux oubliettes ou aux catalogues des plateformes de diffusion. C’est d’autant plus vrai pour Millennium Mambo, qui, s’il a parfois divisé la critique à sa première sortie, se distingue indéniablement par son esthétique (direction photo assurée par Mark Lee Ping-bin, collaborateur également de Wong-Kar Wai dans In the mood for love) et par la qualité de sa bande son (mixage sonore de l’ingénieur du son Duu Chih-Tu primé par le jury à Cannes en 2001, bande originale fort à propos, oscillant entre l’ambiance survoltée et électrique des boites de nuit et celle, délicatement éthérée et mélancolique, des scènes intimes, signée Lim Giong et Yoshihiro Hanno).
Le film s’ouvre sur un long plan séquence où on suit le personnage principal, Vicky (Shu Qi), qui parcourt un couloir pour piéton bétonné anonyme éclairé aux néons, longeant l’autoroute. Enveloppée avec tendresse par la chanson thème (A pure person de Lim Giong) et par le regard de la caméra, elle est d’une beauté rare, à la fois délicate et pulpeuse, ses longs cheveux de jais ondoyant sur ses épaules fines avec une grâce qui hypnotise.
Une voix off, celle de Vicky, qui commente la scène à la troisième personne, renseigne le spectacteur de façon à la fois simple et équivoque : « She broke up with Hao Hao, but he always tracked her down, begged her to come back, again and again, as if under a spell or hypnotized. She couldn’t escape. » Puis, « this happened ten years ago… in the year 2001. The world was greeting the new millenium ». La rupture, située dans le passé mais immédiatement niée par le présent qui lui succède («but he always tracked her down, …, she couldn’t escape »), est-elle survenue dans un passé qui précède tout juste la scène d’ouverture, c’est-à-dire en 2011, ou dix ans plus tôt, au tournant du millénaire ? Cette ambiguïté, plutôt que de circonscrire le récit temporellement, semble le placer d’emblée dans une temporalité hors du temps, extraite au devenir.
L’ambiguïté réside également au cœur des images. On croirait pouvoir deviner, par la démarche résolue de l’héroïne, que cette scène d’ouverture offre les prémisses d’une résolution heureuse à la fin du film : allons-nous la voir s’envoler, triomphante, vers une liberté retrouvée ? La marche assurée dans le couloir, découvre-t-on, ne conduit peut-être pas vers un dénouement en forme d’apothéose : au bout de l’allée, on s’enfonce plutôt vers un néant préfiguré par l’horizon sombre qui se dessine au bas des escaliers. Le devenir émancipé de Vicky demeure en suspend, comme s’il dépendait de la conjuration du passé sous forme d’éternel retour du même vers lequel on s’engage et qui habite toujours le présent de cette scène.
Le spectateur est ensuite conduit en 2001, moment où se situe le flash back qui constituera la trame du film. Les événements qui en font la matière s’égrainent dans l’absence d’ordre chronologique et le flou avec lesquels se présentent ordinairement les souvenirs, lambeaux d'un temps révolu dont il s’agit d’établir une interprétation cohérente. Le spectateur est donc reconduit à l’exercice auquel chacun doit se livrer dans son rapport au passé : celui d’activement agencer sous la forme d’un continuum lisse et porteur de sens des éléments en réalité diffus et épars, diversement agençables, se présentant selon une logique qui nous échappe et séparés par des sauts quantiques qu’il faut combler. La forme narrative de Millennium Mambo, en ce sens, bien que déconstruite, est sans doute plus réaliste et adéquate à la représentation du travail de la mémoire que ne le serait une narration linéaire.
Sous cette forme se déploie une immersion dans la toxicité d’une relation amoureuse malsaine et celle de l’univers glauque, enfumé et clos -temporellement et spatialement- de la culture rave de Taipei au tournant du millénaire. Les événements racontés sont en eux-mêmes plutôt maigres et anecdotiques. Vicky a été aspirée toute jeune dans la consommation de drogues, d’alcool, et la fréquentation assidue de boites de nuit. Ayant quitté sa campagne natale, elle vit dans la métropole taïwanaise avec son amoureux rencontré au cours d’une soirée : Hao Hao (Tuan Chun-Hao), jeune homme maladivement jaloux, désoeuvré, abusif, sans talent et sans buts autres que de garder la mainmise sur Vicky et de se réfugier avec léthargie dans les paradis artificiels que lui offrent les jeux vidéo, la musique techno et la drogue.
À travers une collection d’épisodes décousus, on parcourt à rebours la chancelante quête de liberté de Vicky, qui tente de s’extraire à la fois de cette relation et de cet environnement, qui forment une molle prison de couleurs et de sons criards, dans laquelle elle est condamnée à un présent éternel et insipide, entièrement saturé d’artificielles stimulations sensorielles. Les épisodes fonctionnent plutôt comme une juxtaposition d’images qui permettent de composer le tableau d’une situation que comme des jalons posés dans la progression de l’action. Ces images se présentent sous forme de plans surchargés et parfois étouffants, dont la netteté se restreint le plus souvent aux figures situées au premier plan. Le mouvement autant que l’horizon semblent suspendus, le regard appelant en vain profondeur et perspective.
Tandis que la peinture se dessine progressivement sur la toile, offrant la vision d’ensemble que les images singulières ne fournissent jamais, ni les personnages, ni le récit ne gagnent en consistance. Aucune information biographique et contextuelle n’est livrée, ni aucune ouverture sur leur intériorité. L’intrigue est également réduite à une esquisse minimaliste. Elle est présentée d’emblée toute entière dans les mots de la scène d’ouverture, leitmotiv narratif qui, tout comme les cigarettes grillées les unes après les autres, continue à rythmer par la suite l’absence de progression du récit et la suspension temporelle dans laquelle flottent les personnages : Vicky arrivera-t-elle à s’envoler loin de Hao Hao et de la forme de vie qu’il représente, bien qu’elle y soit constamment ramenée malgré elle, engluée dans l’incapacité de s’élever à la vision d’un avenir qui serait autre ?
Malgré le voyeurisme d’une caméra qui nous fait presque toucher à leur peau, Vicky et Hao Hao, donc, constituent moins des personnages que des formes génériques privées de substance, tout le monde et personne à la fois. Le récit, malgré qu’il se situe au niveau de l’intime, n’est pas significatif dans sa singularité mais en tant qu’il capture une image succinte et stylisée de l’universalité de l’esprit du temps.
Il s’agit peut-être, de la part d’un réalisateur qui a participé dès ses premiers balbutiements à une émancipation culturelle sans précédent dans l’histoire de Taïwan, de questionner dans cette image les potentialités, heureuses ou tragiques, que recèle la jeunesse taïwanaise qu’il voit s’élever à l’aube du nouveau millénaire. Cette jeunesse apparait ici libre de contraintes morales, mais aussi d’idéaux, guettée par le risque de s’abimer dans un triste succédané de bonheur. Peut-on espérer qu’elle conduise à maturité les germes de liberté dont elle est porteuse ? Est-elle condamnée à se convulser indéfiniment dans une hypnotique danse macabre ? Le regard de Hou Hsia Hsien, qui saisit son objet avec amour et inquiétude, demeure ambivalent, comme l’interprétation qu’il faut donner à la scène d’ouverture qui constitue l’issue de l’intrigue. Le soin est laissé au réel distillé d’exposer les divers futurs dont il est porteur.
De ce point de vue, le sens de l’image déborde, semble-t-il, son cadre de référence et contient plus qu’une page d’histoire révolue dans une contrée éloignée. Peut-être est-il saisi, dans cette petite histoire anecdotique appartenant au passé, quelque chose du mouvement à l’œuvre ou plutôt de l’absence de mouvement à l’œuvre dans la grande. En regard de celle-ci, plus de vingt ans après le tournage, peut-être nous situons nous toujours au même instant, quant à l’incertitude d’un devenir humain commun, que celui du présent suspendu entre passé et avenir, porteur de tous les possibles, de la scène d’ouverture.
Les prochaines date de projection prévues au Cinéma Moderne pour Millennium Mambo sont le 1 avril à 19h et le 9 avril à 21h. Il est toujours préférable de réserver un billet en ligne à l'avance pour s'assurer d'avoir une place.